— Si tu nous conduis au défilé, dit Bob à l’adresse de l’Indien, non-seulement tu recevras double salaire, mais aussi une forte prime. Si, au contraire, tu refuses de nous y mener, le président Cerdona saura que tu es un mauvais citoyen…
Lupito demeura indécis. Pas longtemps cependant, car il finit par déclarer :
— C’est très bien, señor, je vous mènerai jusqu’à l’entrée du Défilé des Condors, mais je n’y pénétrerai pas avec vous. Si vous voulez vous y aventurer, j’attendrai votre retour…
Morane jugea inutile d’insister. Il avait déjà obtenu de l’Indien plus qu’il n’en espérait. Lupito avait accepté de les conduire, Bill et lui, jusqu’à l’entrée du défilé, et cela seul comptait.
Désignant le soleil s’élevant lentement au-dessus des pics enneigés, Bob demanda encore, à l’adresse du guide :
— Pourrons-nous atteindre l’entrée du défilé avant la tombée de la nuit ?
Le Français se souvenait que, dans sa lettre au président Cerdona, Collins avait affirmé avoir erré pendant plusieurs jours avant d’atteindre la muraille de glace. Mais Collins était seul, égaré, et sans doute avait-il fait de nombreux détours. Lupito rassura d’ailleurs Morane et Ballantine.
— Les deux señores sont de bons marcheurs, dit-il. Je les mènerai avant la nuit jusqu’à l’entrée du défilé, si toutefois le temps demeure aussi clément…
— Espérons qu’il ne changera pas, dit Ballantine. Une tempête de neige, si bénigne soit-elle, n’aurait rien pour faire mon bonheur. Malgré le soleil, je me sens aussi gelé, à l’intérieur et à l’extérieur, qu’une huître dans son tonneau de glace.
Lupito avait tendu le bras en direction du nord.
— Nous devons marcher de ce côté, dit-il, et partir tout de suite si nous voulons atteindre le défilé avant la fin du jour. Je connais un raccourci mais la marche y est cependant plus pénible, car il nous faudra souvent emprunter le chemin des crêtes…
Suivis par la cohorte des lamas, les trois hommes, vêtus de leurs ponchos d’épaisse laine bariolée, regagnèrent le sommet de la cuvette et, sans prononcer une seule parole, s’avancèrent, petites silhouettes colorées perdues dans l’immensité, le long des pentes glacées, à travers un monde mort et comme figé à jamais dans le silence.
*
Pendant tout le reste de la journée, Bob Morane et Bill Ballantine avaient cheminé sous la conduite de Lupito, longeant des crêtes glacées, franchissant des combes tapissées de neige molle, enjambant des crevasses, traversant de vastes zones pierreuses encombrées de rochers noirs et chaotiques sur lesquels ni la neige, ni le froid ne semblaient avoir de prise.
Le guide allait avec assurance, sans jamais s’arrêter pour s’orienter, sans jamais se retourner non plus pour se rendre compte si les deux Européens continuaient à le suivre. D’autres, à l’altitude où ils se trouvaient, auraient sans doute, à la place de Morane et de son ami, été frappés par le terrible mal des montagnes, qui sape les énergies, provoque des vomissements et parfois même la mort. Heureusement, Bob et l’Ecossais, en aviateurs qu’ils étaient, avaient échappé jusqu’alors à ce mal et c’était sans trop de peine qu’ils parvenaient à suivre leur guide.
À l’ouest, le soleil venait de disparaître derrière les pics, en direction de la mer, quand Lupito s’immobilisa soudain au détour d’un sérac. Il tendit la main et désigna une large faille sombre, comme taillée d’un coup d’épée dans la masse des neiges, entre deux montagnes.
— Nous sommes arrivés, dit-il. Voilà le Défilé des Condors…
Longuement, Morane et Ballantine regardèrent autour d’eux, tentant de déceler une quelconque présence humaine, mais le paysage demeurait aussi désolé qu’auparavant, et rien ne semblait indiquer la proximité de la Vallée du Lac Bleu. Seul, le déclin du soleil avait atténué les contrastes, remplaçant le complexe lumière-ombre par une uniforme grisaille.
— Gagnons l’entrée du défilé, dit Bob. Nous y établirons le campement et demain, dès l’aube, nous tenterons de découvrir cette fameuse muraille de glace, derrière laquelle se cache la vallée…
Toujours suivis par les dix lamas de bât, qui allaient de leur démarche indolente, comme indifférents à toute chose, les Européens et l’Indien se dirigèrent, à travers les séracs, vers l’entrée du défilé. Ils atteignirent celui-ci au bout d’un nouveau quart d’heure de marche. Aussitôt, les lamas furent déchargés et trois petites tentes de nylon dressées à l’abri d’un rocher en surplomb. Pendant que Morane et Ballantine préparaient un frugal repas du soir, composé de galettes de maïs, de viande séchée et de café fumant, Lupito, s’étant armé d’une petite pelle, érigeait un abri de neige pour les bêtes. Après avoir englouti leur repas, les trois hommes disparurent chacun dans sa tente respective et se glissèrent dans leurs sacs de couchage. Au-dehors, la nuit était tout à fait tombée et le ciel tendait son énorme vélum moucheté d’étoiles au-dessus des montagnes.
Longtemps le silence fut total, puis soudain un bruit monta. On eut dit qu’une mouche gigantesque s’était mise à tournoyer au-dessus du campement. Morane et Ballantine savaient pourtant qu’il ne s’agissait pas d’une mouche, mais bien d’un avion qui, sans doute, cherchait son chemin… Son chemin pour où ? Quelle était sa base ? Vers quel endroit se dirigeait-il ?
Le pilote de l’appareil dut finir par découvrir ce qu’il cherchait car, brusquement, alors que le ronronnement des moteurs en était encore à son volume maximum, il décrut, puis s’arrêta tout à coup. Ou bien l’avion s’était soudain écrasé sur un sommet, ou il venait de rejoindre sa base.
Celle-ci, à en juger par le brusque silence, devait être proche. Alors Bob Morane et Bill Ballantine, avant de se replonger dans le sommeil, comprirent qu’ils touchaient au but. Si l’avion avait atterri tout près de là, ce ne pouvait être que dans la Vallée du Lac Bleu, vers laquelle tendaient tous leurs efforts.
Cette quasi-certitude quant à l’existence de la vallée ne procura cependant pas le moindre apaisement aux deux amis. Au contraire, ils se sentaient empoignés par une angoisse que, malgré toute leur volonté, ils ne devaient parvenir à chasser de la nuit, comme si tout à coup une redoutable menace s’était appesantie sur eux.